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Laisser les élèves faire des erreurs d'orthographe, est-ce un levier ou un obstacle ?Laisser les élèves faire des erreurs d'orthographe, est-ce un levier ou un obstacle ?
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L’erreur orthographique : levier ou obstacle ?

Primaire

Introduction

Est-ce que l’exposition aux erreurs d’orthographe nuit aux apprentissages des élèves? C’est ce que quelques recherches laissent entendre. Dans cet article, nous allons chercher à comprendre si l’erreur orthographique constitue un levier ou un obstacle aux apprentissages des élèves du primaire.

L’erreur : au cœur d’un des piliers de l’apprentissage

L’erreur est au cœur de l’apprentissage

En éducation, l’erreur est généralement considérée comme un levier pour l’apprentissage. En effet, selon Dehaene (2013), l’apprentissage repose sur quatre piliers : 

 

  • « L’attention » qui oriente les apprenants vers les objets d’apprentissage;
  • « L’engagement actif » des ressources cognitives des apprenants;
  • « Le retour d’information », c’est ce pilier qui implique nécessairement la prise de conscience des erreurs indispensables à l’apprentissage; et
  • « La consolidation » qui concerne l’automatisation de l’apprentissage visé et la libération des ressources attentionnelles pour servir d’autres apprentissages.

 

Ainsi, pour cet auteur et de nombreux autres, l’erreur est un levier pour les apprentissages, elle est « fertile » à condition d’être remarquée et corrigée par l’apprenant. Elle est une occasion d’apprentissage, à condition qu’elle ne suscite pas la honte, ce qu’un climat de stigmatisation de l’erreur en classe entraine malheureusement.

L’opacité de l’orthographe française : une source d’erreurs

L’opacité de l’orthographe française : une source d’erreurs

Qu’en est-il plus spécifiquement de l’erreur orthographique? Pour mieux comprendre les motifs des erreurs, il convient de considérer la nature de l’orthographe française. L’orthographe concerne la transcription des mots et des discours dans le respect du bon usage des normes fixées par la tradition. 

 

Elle implique le recours à un code graphique. Un code est un système arbitraire qui met en relation deux éléments. Dans le code graphique, il s’agit de signes — les lettres, les chiffres, les signes de ponctuation et d’autres natures comme les signes mathématiques, scientifiques ou monétaires — et du son ou du sens qui leur sont associés. Par exemple, /ç/ porte le son [s] et /eau/, le son [o]. Ces signes sont associés à des sons, alors que /s/ peut signifier le pluriel et /=/, l’égalité, ces signes sont liés à un sens. 

 

Pour lire et écrire, les jeunes apprenants doivent s’approprier le code graphique de leur langue. Plusieurs langues partagent les mêmes signes, même si leurs codes graphiques diffèrent. Par exemple, le français, l’anglais et l’espagnol ont recours au même alphabet latin, aux mêmes chiffres arabes et aux mêmes signes de ponctuation, mais leurs codes ne sont pas identiques. Par exemple, l’anglais n’intègre pas de signes diacritiques comme les accents, le tréma ou la cédille; le français n’utilise pas le tilde et n’encadre pas les questions de deux points d’interrogation, dont un inversé, contrairement à l’espagnol. 

 

Si certaines orthographes alphabétiques sont simples à maitriser, ce n’est pas le cas du français (Catach, 2010). Un même son peut être porté par plusieurs lettres ou groupes de lettres — par exemple le son [o] par /o/, /au/ ou /eau/ —, une même lettre peut avoir plusieurs valeurs sonores ou même porter une information sémantique — par exemple la lettre /s/ qui peut faire [s], [z] ou encore indiquer le pluriel. De plus, les lettres muettes sont très fréquentes. Aussi, l’orthographe grammaticale en jeu dans les accords demande un apprentissage soutenu qui s’étend sur plusieurs années tant les subtilités sont nombreuses. 

 

Ce type d’orthographe est qualifié d’opaque et, contrairement aux orthographes dites transparentes qui sont maitrisées dès le code découvert, les apprenants de l’orthographe française consacrent de nombreuses années à s’approprier ses normes. La probabilité des erreurs demeure élevée, même une fois la scolarité achevée.

La découverte du code graphique : l’utilité des orthographes approchées

La découverte du code graphique : l’utilité des orthographes approchées

Au début de l’apprentissage, c’est essentiellement la découverte du code graphique qui est l’enjeu des apprentissages des enfants, afin que ceux-ci puissent décoder les mots en lecture et les transcrire en écriture. Dans un tel projet, il importe d’attirer leur attention sur les signes et les informations portées par ceux-ci.

La pratique des orthographes approchées vise à créer chez eux le besoin de s’approprier le code graphique en les plaçant dans une situation de résolution de problèmes linguistiques. Ainsi, leur attention est captée et les élèves sont actifs : les deux premiers piliers de l’apprentissage présentés plus haut sont mobilisés. En formulant des hypothèses orthographiques et en cherchant à justifier les solutions trouvées, les apprenants adoptent une posture métalinguistique, c’est-à-dire qu’ils réfléchissent au fonctionnement de l’orthographe. Leur hypothèse est souvent erronée en raison de l’opacité de l’orthographe, mais comme la norme orthographique est ensuite présentée et que les élèves sont encouragés à la mémoriser, le troisième pilier est aussi en jeu.

L’accès fluide aux normes orthographiques : l’hypothèse du recyclage neuronal

L’accès fluide aux normes orthographiques : l’hypothèse du recyclage neuronal

La découverte du code graphique n’est pas suffisante pour assurer la production orthographique en français. Un scripteur compétent doit aussi intégrer les normes orthographiques et les produire avec fluidité lorsqu’il écrit. Cette appropriation correspond au quatrième pilier de l’apprentissage présenté plus haut, la « consolidation ». Cette consolidation implique pour le scripteur d’automatiser la production orthographique afin de consacrer son énergie cognitive à la production de textes de plus en plus éloquents. Par quel moyen le scripteur parvient-il à passer d’un encodage laborieux des sons en lettres à une production orthographique fluide?

 

C’est en développant leur mémoire lexicale orthographique à force de rencontres répétées avec les mots écrits et en intégrant les principales régularités orthographiques que les connaissances orthographiques des élèves se développent. Ces connaissances sont nécessaires pour produire des mots en respectant leur orthographe, mais aussi pour les reconnaitre en lecture. Pour expliquer ce qui contribue à la fluidité en lecture, Dehaene, Cohen, Morais et Kolinsky (2015) ont proposé l’hypothèse du recyclage neuronal. L’aire de reconnaissance des visages et des objets serait progressivement détournée lors de l’apprentissage de la lecture.

 

Selon Planton, Jucla, Roux et Démonet (2013), cette zone est également fortement activée lors de tâches orthographiques. L’hypothèse du recyclage neuronal permet de comprendre comment les apprenants passent d’un décodage ou d’un encodage laborieux à une lecture ou à une écriture fluide, sachant que les humains sont particulièrement compétents dans la reconnaissance des visages. 

Le courant d’enseignement/apprentissage sans erreur : apports et limites

Le courant d’enseignement/apprentissage sans erreur : apports et limites

Faut-il craindre la mémorisation des formes orthographiques erronées et éviter la pratique des orthographes approchées avec les jeunes élèves du début du primaire? Les recherches qui stigmatisent l’exposition aux erreurs font partie du courant d’enseignement/apprentissage sans erreur (Fillingham, Hodgson, Sage et Lambon Ralph, 2003). Plusieurs études concernant l’orthographe ont été menées auprès d’adultes (Rey, Pacton et Perruchet, 2005), quelques-unes, auprès d’enfants de 4e année ou de 5e année du primaire (Carrion, 2010; Stanké, Ferlatte et Granger, 2016). Il ressort de ces études un impact négatif de l’exposition à l’erreur. Toutefois, l’âge des enfants, lecteurs et scripteurs depuis plusieurs années, indique qu’ils n’en sont pas à leur appropriation du code graphique, mais plutôt à l’automatisation du traitement orthographique. Ces élèves ont déjà détourné l’aire visuelle au profit de la lecture et de l’écriture selon l’hypothèse du recyclage neuronal. Ainsi, ils sont plus susceptibles que les plus jeunes de mémoriser des formes erronées.

 

En conclusion, les propos de Rey et ses collaborateurs (2005, p. 117) semblent prudents pour répondre à la question au centre de cet article : « l’attitude à adopter face à l’erreur varie donc en fonction de la maturation des processus cognitifs impliqués dans la production écrite ». Pour les plus jeunes, pour qui l’enjeu est la découverte du code graphique, l’erreur lors de la formation d’hypothèses orthographiques est un levier. Cependant, lorsque les scripteurs en sont à automatiser leur production orthographique, une approche sans erreur qui mise sur l’enseignement des régularités orthographiques comme celle au cœur de l’étude de Stanké et ses collaborateurs (2021) s’avère très prometteuse.

Pour aller plus loin

À lire
Références bibliographiques ou sources citées
  • Carrion, C. (2010). Exposition à l’erreur orthographique : les conséquences sur les connaissances acquises et en cours d’acquisition. Thèse de doctorat, Université Paris-V. 
  • Catach, N. (2010). L’orthographe française. Armand Colin.
  • Dehaene, S. (2013). Les quatre piliers de l’apprentissage, ou ce que nous disent les neurosciences. Paris Tech Review. https://maellenodet.com/wp-content/uploads/2020/03/Les-quatre-piliers-de-lapprentissage-ou-ce-que-nous-disent-les-neurosciences-Paris-Innovation-Review.pdf 
  • Dehaene, S., Cohen, L., Morais, J., et Kolinsky, R. (2015). Illiterate to literate: behavioural and cerebral changes induced by reading acquisition. Nature Reviews Neuroscience, 16(4), 234-244.
  • Fillingham, J. K., Hodgson, C., Sage, K., et Lambon Ralph, M. A. (2003). The application of errorless learning to aphasic disorders: A review of theory and practice. Neuropsychological Rehabilitation, 13(3), 337-363.
  • Planton, S., Jucla, M., Roux, F.E. et Démonet, J.-F. (2013). The “handwriting
  • brain”: A meta-analysis of neuroimaging studies of motor versus orthographic
  • processes, Cortex, 49(10), p. 2772-2787.
  • Rey, A., Pacton, S. et Perruchet, P. (2005). L’erreur dans l’acquisition de l’orthographe. Rééducation orthophonique, 222, 101-119.
  • Stanké, B., Ferlatte, M.-A. et Granger, S. (2016). Apprentissage avec erreurs et sans erreur de l’orthographe lexicale : Impact auprès d’élèves du primaire bons et faibles orthographieurs. La nouvelle revue de l'adaptation et de la scolarisation, 65-83. 
  • Stanké, B., Rezzonico, S., Moreau, A., Robidoux, J. et Royle, P. (2021). Impact de l’enseignement explicite des régularités graphotactiques et morphologiques sur l’apprentissage de l’orthographe lexicale auprès de différents profils d’élèves faibles orthographieurs de CE2. ANAE, 33(173).
Isabelle Montésinos-Gelet, Professeure titulaire au Département de didactique de l’Université de Montréal
Isabelle Montésinos-Gelet
Professeure titulaire au Département de didactique de l’Université de Montréal

Un peu plus sur l'autrice

 

Professeure en didactique du français à l’Université de Montréal depuis 1999, Isabelle Montésinos-Gelet a réalisé plusieurs recherches relatives à l’enseignement et à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture au primaire. Elle s’intéresse plus spécifiquement au recours à la littérature jeunesse pour soutenir les apprentissages des élèves.

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